Communiqué du 25 septembre 2022

Pour tout dire, nous avons été assez consternés par l’interview de Clément Therme, chercheur associé à l’Institut international d’études iraniennes, dans le Journal de France Culture de 22h, ce vendredi 23 septembre (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/journal-de-22h/journal-de-22h00-diane-berger-du-vendredi-23-septembre-2022-9308433).

Chacun et chacune est libre de ses analyses. Mais, sans la citer nommément, Clément Therme, très sollicité par les médias ces derniers jours, s’en est pris de manière implicite, et néanmoins très claire comme l’a montré nombre de réactions scandalisées qui nous sont parvenues, à Fariba Adelkhah dont le premier ouvrage, très novateur, La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran (Karthala, 1991), traitait en effet d’une catégorie précise de militantes révolutionnaires des années 1978-1988 qui se réclamaient de leur adhésion à l’islam et voyaient dans le port du hijab une possibilité de s’affirmer dans l’espace public. Notre collègue avait par la suite poursuivi ses recherches de terrain en montrant comment certaines femmes, notamment issues de milieux que le régime du Shah disqualifiait au nom de sa conception de la modernisation, avaient investi la République islamique soit dans le giron de ses institutions sociales ou politiques, soit en les interpellant, notamment dans le cadre de la campagne “Un million de signatures”, dans les années 2000. Elle a toujours mis au coeur de ses analyses la notion d’être-en-société (adam-e ejtemai) qui renvoie très directement à celle d’espace public, et dont le  hijab est un point d’articulation en mettant en relation le privé, l’intimité, l’intériorité (bâten) et le public, l’apparence, l’extériorité (zâher). Elle n’a jamais cédé à la tentation d’un métadiscours plus ou moins politisé sur “l’islam et les femmes” ou “la République islamique contre les femmes”.

En attaquant de manière à la fois implicite et limpide Fariba Adelkhah Clément Therme fait preuve, pour le moins, d’absence de tact, puisque cette dernière, privée de liberté depuis le 5 juin 2019 et incarcérée dans la prison d’Evin, n’est pas en mesure de lui répondre, ni même de prendre connaissance de sa charge feutrée. En outre, il trahit une incompréhension complète de ce que sont une enquête et un raisonnement anthropologiques. Historien reconverti dans l’expertise de la question nucléaire, il n’est pas non plus forcément le plus qualifié pour appréhender un mouvement social au-delà du discours binaire autour de la pratique du voile qui domine le traitement journalistique de l’actualité iranienne et, au-delà, les émois idéologiques de la société française. Son interview fleurait bon la dénonciation de l’islamo-gauchisme que l’extrême-droite est parvenue à imposer comme “problématique légitime du politique” dans l’Hexagone…

Passons, et reprenons donc les écrits de Fariba Adelkhah pour se faire une idée plus précise de ce qu’elle dit et ne pas lui attribuer des idées qu’elle n’a jamais développées : par exemple ses deux livres majeurs, Etre moderne en Iran et Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, tous deux publiés chez Karthala, ou ses articles, notamment « La question féminine, angle mort de la démocratie islamique en Iran », Politix, 51, 2000, pp. 143-161

(https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2000_num_13_51_1107)

 et « Islamophobie et malaise dans l’anthropologie. Etre ou ne pas être (voilée) en Iran », Politix, 4, (80), 2007, pp. 179-196 (https://www.cairn.info/revue-politix-2007-4-page-179.htm?contenu=resume)

Jamais, en ces temps dramatiques, l’acuité et l’indépendance du regard anthropologique de Fariba Adelkhah nous ont autant manqué. Elle nous montrerait sans doute qu’il ne faut pas confondre la pratique sociale et religieuse du port du voile et son obligation. Des témoignages relèvent que des femmes dites conservatrices, portant elles-mêmes le voile, s’associent aux manifestations en cours et récusent son imposition, sinon légale du moins de fait, et la répression des manquements à cette règle. Des clercs se joignent eux aussi à cette protestation. Fariba Adelkhah nous avait déjà appris, dans les années 1990, que la fille du président de la République Rafsandjani, la députée Faezeh Hachemi, contestait cet impératif et toute forme de coercition. Ne pas le comprendre, c’est sans doute se condamner aux habituelles illusions (et inévitables désillusions) quant à la “transition démocratique” à laquelle aspirerait la “société civile”, réduite aux catégories a-sociologiques des “femmes” et des “jeunes”, et s’interdire de voir que nombre de “femmes” et de “jeunes” se reconnaissent dans le régime, et même dans ses pires excès. Aujourd’hui, ce à quoi nous assistons, c’est à un rejet de la violence des forces de l’ordre et de leurs responsables politiques, mais pas forcément du voile en tant que tel ni des valeurs morales, religieuses ou politiques dont il est le symbole.

Après tout, en France, les contempteurs des violences policières ne remettent pas forcément en cause l’institution de la police ni les fondements de la République.

Là aussi relisons Fariba Adelkhah, notamment ses articles, à bien des égards prémonitoires, dans A.O.C., le 26 janvier 2018 (https://aoc.media/analyse/2018/01/26/iran-de-la-crise-de-la-famille-a-la-crise-politique) et le 18 février 2019, quatre mois avant son arrestation (https://aoc.media/analyse/2019/02/18/face-de-republique-islamique-diran)

Cette mise au point nous paraît d’autant plus nécessaire que Fariba Adelkhah a été privée de sa liberté pour avoir fait son travail d’anthropologue, avec talent et intégrité, et pour nulle autre raison. Entacher sa réputation professionnelle, c’est d’une certaine manière prêter main forte à ses geôliers qui font preuve d’une même ignorance crasse du métier de chercheur. Nous ne pouvons l’accepter ni taire notre indignation, alors que Fariba Adelkhah n’a d’autre préoccupation, dans sa détention, que de lutter pour le respect des libertés scientifiques afin de “sauver l’Histoire”, comme elle l’avait écrit à Ebrahim Raïssi, alors chef de la Justice, pendant sa longue grève de la faim à Evin, en janvier 2020. Tout comme elle l’avait déjà fait en 2009-2010 en prenant fait et cause pour la doctorante française Clotilde Reiss, accusée d’espionnage, en écrivant une lettre ouverte au président Ahmadinejad (https://www.courrierinternational.com/article/2009/09/10/contre-le-regime-de-la-peur-en-iran), et en consacrant à Neda Agha-Soltan, cette jeune manifestante tuée par les forces de l’ordre iraniennes, un très beau texte qu’avait publié Esprit (https://esprit.presse.fr/article/adelkhah-fariba/neda-ou-l-annonce-faite-a-la-republique-d-iran-15333).

Aujourd’hui des femmes et des hommes tombent sous les balles, et d’autres rejoignent Fariba Adelkhah dans les cellules déjà surpeuplées de la prison d’Evin. Tout cela demande un peu de décence, de hauteur de vues et d’intelligence.

Jean-François Bayart pour le comité de soutien

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